Assez parlé, au bout d'un moment il n'y a plus les mots.
Les coups du sorts, ce sont ces petites choses qui rendent la vie difficile et compliquée. Ce sont surtout ces conneries qui surviennent sans prévenir et qui agacent, déstabilisent et rendent fou. Pour toi, quoi de mieux que
ce fauteuil pour illustrer parfaitement cette expression à la con ? Après tout, quand tu avais emménagé dans cet appartement, tu tenais sur tes deux jambes. C'était facile, alors. Même si l'endroit est vétuste, mal agencé et que la peinture sur les murs commence à s'effriter, t'avais accès à tout sans avoir besoin de tortiller du cul comme le manchot sur la banquise.
Aujourd'hui, c'est d'venu tellement compliqué d'y habiter. Pourtant, tu t'y accroches à ton appartement. Pas que tu l'aimes tant que ça, fatalement. Juste, c'est chez toi. Après le divorce, ça avait été compliqué de retomber sur tes pieds.
Cette expression est encore plus vide de sens pour toi aujourd'hui, tiens. Alors vivre ici, c'était un peu la planque. Une garçonnière, somme toute. T'y ramenais des filles, certains soirs. Et ça suffisait à ton bonheur. Un clic-clac, une douche et une kitchenette -
de toute manière, t'as jamais su cuisiner alors bon - et ton bonheur était presque complet. A conditions d'oublier le divorce, ton addiction malsaine aux jeux et l'alcool qui s'invitait de plus en plus dans ton quotidien.
Non, aujourd'hui, c'est une
tannée d'habiter ici. Tout est beaucoup trop haut, à commencer par ce fichu meuble -
haut, comme on dit - dans lequel t'avais eu la bonne idée, à l'époque, de ranger des denrées nécessaires pour te nourrir. Et tout ça, ça a un impact sur ta bonne humeur -
déjà bien ambivalente ces derniers mois -. D'ordinaire, t'aurais fait comme d'habitude, appeler le livreur et commander à manger en ligne. Mais t'es là, prostré sur ta chaise, à observer le meuble et à regretter de ne pas pouvoir y mettre un coup de poing. Tu grognes, rages, c'est une catastrophe. T'es pas d'humeur à attendre qu'on te livre ta bouffe alors tu te résous au pire.
Demander de l'aide, c'est bien ce qui te déplait le plus dans cette situation. Etre dépendant des autres. Pourtant, pas le choix, aujourd'hui. Il lui faut bien dix minutes avant de s'y résoudre.
Prendre les gants, les glisser sur les mains et les poser sur les roues. Te diriger vers la porte, tourner la poignée et traverser le couloir.
Quel enfer, tu ne t'y habitues pas. Frapper, et attendre. Être là ,le cul vissé sur une chaise et le moral dans les chaussettes -
si tant est que tu pourrais encore le sentir glisser jusque-là - l'humour t'a complètement abandonné. Les jeux te manquent, t'as pas remis un pied au casino depuis ton accident.
Enfin, un pied... une roue, avoir de l'esprit, c'est le seul moyen de désamorcer la situation. La porte s'ouvre.
Salut vieux. que tu lances, sans sourire. Être à hauteur de bassin, ça t'fait pas plus plaisir non plus. Avoir droit à l'entre-jambe avant la tête, c'est pas confortable. Tu lèves les yeux.
J'ai besoin de tes jambes pour attraper une conserve, tu vas pas me laisser crever n'est-ce pas ? tu lui lances, sans prendre de pincettes. Rhys est ton voisin depuis que t'as emménagé. Vous avez fait connaissance rapidement, vous êtes devenus amis. Et puis, il a vécu cette tragédie par procuration. Depuis, il est là, quand t'en as besoin... et t'en as beaucoup trop besoin.